Dans l’antre de la Bête

 

La racine rampante mit trois jours pour atteindre la courbure interne de la coquille et amorcer sa descente. Peggy Sue, qui avait présumé de ses talents de flûtiste, était au bord de l’épuisement. Quand elle s’arrêtait de jouer, le pseudopode s’immobilisait et restait accroché à la voûte, surplombant le gouffre ; ses radicelles verrouillées aux aspérités du terrain.

— C’est super tant qu’il a encore de la force, remarqua le chien bleu, mais que se passera-t-il quand il commencera à s’affaiblir ?

 

Les deux amis dormaient par à-coups, grignotaient des galettes et buvaient de la sève fermentée qui avait une saveur d’hydromel.

 

— Je suis inquiète, avoua la jeune fille à son ami à quatre pattes, l’écorce de la racine devient de plus en plus molle… tu as vu ? On pourrait y graver nos noms du bout de l’index.

— Cette espèce de carotte ambulante est en train de s’affaiblir, diagnostiqua le chien bleu. La sève se fait plus rare, elle irrigue de moins en moins les fibres du bois.

— Je crois aussi qu’elle a du mal à remuer, et pourtant je ne joue pas plus mal que d’habitude. J’ai peur qu’elle se décroche bientôt. Lorsque ses forces diminueront, les radicelles deviendront incapables de s’agripper aux rugosités de la paroi. Nous tomberons en piqué… comme un avion qui s’écrase.

En prononçant ces mots, elle regarda par-dessus bord, essayant de sonder l’abîme. Elle ne vit rien que la nuit.

 

« Sebastian est quelque part en bas, songea-t-elle. J’irai le retrouver, coûte que coûte. Et s’il est mort, eh bien tant pis, je me fiche que la racine aille s’aplatir au fond de l’œuf ! »

— Ne sois pas pessimiste, intervint l’animal. La situation n’est pas encore désespérée.

 

*

 

Ils perdirent la notion du temps. La racine, bien qu’affaiblie, continuait à descendre, obéissant aux airs de flûte malhabilement exécutés par Peggy Sue.

— La fin approche, haleta la jeune fille. Et puis j’ai les lèvres en sang, je n’arrive plus à souffler, ça me fait trop mal. J’ai l’impression que mes joues ont triplé de volume. À quelle profondeur sommes-nous d’après toi ?

— Kandarta est un gros œuf mais une petite planète, réfléchit le chien. Je dirais que nous avons parcouru la moitié du trajet. Nous sommes probablement à mi-hauteur.

— Tomber dans la moitié d’un abîme c’est toujours tomber de trop haut ! s’esclaffa Peggy. Zut et rezut ! J’aurais dû confectionner ce parachute, nous serions descendus en douceur.

— Pas de regrets inutiles ; tu sais bien que Zita t’aurait prise la main dans le sac. Elle te surveillait en permanence.

Les provisions épuisées, ils durent se résoudre à grignoter la chair du tubercule géant. Le cœur de la racine était mou, c’est ce qui lui permettait de rester aussi flexible. Hélas, cette chair dont la consistance rappelait celle de la pomme de terre avait un goût infect.

Autre problème : la sève se raréfiant, les deux voyageurs commençaient à souffrir de la soif.

 

Alors que Peggy sommeillait, les épaules sciées par les sangles qui l’empêchaient de tomber, le chien bleu la réveilla en lui léchant la figure.

— Écoute ! dit-il, on entend rire… ça vient d’en bas.

— Mais non, tu hallucines, bâilla l’adolescente avec mauvaise humeur.

— Non, je t’assure ! s’entêta l’animal. Des rires… des rires de gosses. On dirait qu’ils sont des centaines à bien s’amuser, là-dessous !

Peggy daigna enfin ouvrir un œil.

— Tu as raison, admit-elle au bout de dix secondes. Ça rigole ferme.

Elle se rappela ce que lui avaient dit les enfants des fuyards avant de sauter dans la crevasse : « On s’amuse bien en bas. »

— C’est peut-être la Dévoreuse qui imite des voix de gosses, hasarda-t-elle.

— Possible, admit son compagnon. Mais je flaire des odeurs multiples, comme s’il y avait beaucoup de gens. Une vraie foule, en vérité. Ça a l’air peuplé.

— Tu crois qu’il pourrait s’agir d’une espèce de camp de prisonniers ? Un camp où seraient détenus tous les enfants enlevés par la Bête ?

— Je ne sais pas.

Ils se turent pour écouter la nuit. À ce niveau l’obscurité était totale. De temps à autre, une explosion de méthane allumait une brève fulgurance au cœur de l’œuf, mais on était alors si ébloui qu’on n’avait pas le temps d’enregistrer ce qui vous entourait.

— C’est curieux, fit le chien bleu, j’ai une bonne oreille, comme tous les animaux, et depuis une minute j’ai l’impression bizarre que les rires montent et descendent.

— Comment ça ?

— Je suis incapable de l’expliquer… ça monte et ça descend, c’est tout. Ça se rapproche et ça s’éloigne, et puis ça recommence. Comme si…

— Comme si les rieurs volaient tout autour de nous ? suggéra Peggy.

— Ouais, peut-être bien. Mais je dirais plutôt comme s’ils sautaient tout autour de nous.

— Ça n’a aucun sens !

— Je le sais bien.

 

Comme il fallait s’y attendre, la racine se déplaça de plus en plus lentement, puis elle finit par s’arrêter. Recroquevillée sur elle-même, elle resta accrochée aux aspérités de la paroi sans répondre aux incitations de la flûte dans laquelle Peggy Sue soufflait de toutes ses forces.

— Arrête, fit le chien bleu, c’est terminé, elle est à bout. Elle ne fera pas un mètre de plus.

— Elle va se décrocher, haleta l’adolescente. Ce n’est plus qu’une question de minutes.

La racine oscillait au-dessus du gouffre. Ses radicelles lâchaient prise les unes après les autres au fur et à mesure que la vie désertait les fibres du bois.

— Qu’est-ce qu’on fait ? s’enquit le chien, on reste dans le « véhicule » ou on saute ?

— Je ne sais pas ce qui sera le pire, avoua Peggy. Je sais qu’on va tomber, de toute façon, mais j’ai la trouille de me jeter dans le vide.

Ils n’eurent pas le temps de s’interroger davantage. Brusquement, la racine géante se décrocha et se mit à tournoyer dans les ténèbres. Les sangles harnachant ses passagers cédèrent sous l’effet de la secousse. Peggy Sue et son compagnon à quatre pattes se retrouvèrent projetés hors de l’habitacle.

« C’est la fin ! songea l’adolescente, cette fois nous allons nous écraser ! »

 

Pendant dix minutes elle tournoya dans le vide, les mains tendues dans l’espoir de s’accrocher à quelque chose. Hélas, il n’y avait rien… rien que le gouffre et la nuit. Le vent lui déformait la chair du visage et lui coupait la respiration. De manière inexplicable, elle « sentit » le sol se rapprocher. Une sorte d’instinct animal l’avertit qu’elle allait percuter le fond de l’œuf d’une seconde à l’autre. Elle serra les dents, se préparant au choc.

Celui-ci eut lieu… mais, au lieu de s’aplatir comme un gâteau de riz jeté du trentième étage, Peggy Sue rebondit dans les airs !

« Hé ! hoqueta-t-elle, qu’est-ce qui m’arrive ? »

 

Elle n’en revenait pas. C’était comme si elle était tombée au beau milieu d’un trampoline. Le fond de l’œuf, caoutchouteux, avait absorbé une grande partie de l’impact avant de la réexpédier d’où elle venait !

Elle s’éleva dans la nuit pendant trente secondes puis retomba. Elle rebondit aussitôt, mais beaucoup moins haut. Ce manège se reproduisit cinq fois de suite, jusqu’à ce que toute l’énergie de la chute ait été absorbée par la mollesse du sol.

Quand elle se retrouva à quatre pattes dans l’obscurité, la tête lui tournait. Elle explora les environs d’une main prudente.

« C’est du latex, constata-t-elle en palpant le fond de l’œuf. Ou de la sève d’hévéa. Ça forme une espèce de nid caoutchouteux. C’est normal, suis-je bête ! La Dévoreuse s’en est servie pour améliorer le confort de sa cachette. Elle n’allait pas passer mille ans à se meurtrir les fesses sur un lit de roches pointues !

— Tu es là ? fit la voix télépathique du chien bleu dans son esprit. Ne bouge pas. Je peux te localiser en me guidant sur la longueur d’onde de tes pensées. J’arrive.

 

Peggy s’assit dans l’obscurité. Elle n’osait plus bouger de peur de s’envoler dans les airs. Le chien bleu ne tarda pas à la retrouver.

— Quelle histoire ! s’exclama-t-il. J’en ai encore l’estomac qui tournicote.

— Une chose est sûre, murmura Peggy, Sébastian ne s’est pas tué en tombant du filet. Il doit être quelque part aux alentours. Tu devrais essayer de lui lancer des messages télépathiques. Maintenant que nous sommes près de lui, tes ondes devraient traverser les nappes de gaz.

— On n’y voit rien, grogna l’animal. As-tu toujours le sac ? Il y a une lampe à huile dedans, ce serait peut-être le moment de l’allumer.

— La Dévoreuse risque de nous repérer.

— C’est vrai, mais on ne peut pas faire grand-chose dans le noir. Il faut courir ce risque.

Peggy fouilla dans le sac à dos, à la recherche de la lampe rudimentaire qu’elle avait emportée en quittant le filet. Alors qu’elle bataillait pour enflammer la mèche, des rires retentirent à proximité. Des lueurs vertes se mirent à scintiller dans les airs, montant et descendant à un rythme effréné.

— Des gosses ! constata le chien bleu. Des gosses qui s’amusent à rebondir sur le caoutchouc du sol. Il y en a des dizaines ! Ils tiennent dans les mains des cocons phosphorescents qui les éclairent.

C’était un curieux spectacle que ces marmots vêtus de haillons qui faisaient des galipettes dans les airs comme s’ils participaient à un concours de trampoline.

— Voici donc les fameux prisonniers de la Dévoreuse, observa Peggy Sue. Tous les enfants qu’elle a enlevés. Elle ne les a pas dévorés, contrairement à ce que racontait Massalia. Elle les garde ici.

— En tout cas, ils n’ont pas l’air malheureux ni maltraités, fit le chien. Tu as vu comme ils rigolent ?

— Tu n’as pas encore compris ? souffla Peggy. La Bête leur fait respirer du gaz hilarant ! De cette façon ils sont heureux et ne pensent pas à s’évader. La moindre blague, la plus banale des occupations leur semblent follement drôles, mais ce n’est qu’une illusion.

— Si tu as raison, pourquoi ne sommes-nous pas en train de rire ?

— Parce que nous avons bu de la sève qui fait office de contrepoison. Tant que nous en avalerons, le gaz euphorisant n’aura pas prise sur nous ; malheureusement, sitôt que la gourde sera vide, nous deviendrons comme ces pauvres gosses. Tout nous semblera trop cool ! Et nous passerons nos journées à faire des galipettes dans l’obscurité en riant aux éclats.

— Alors, nous sommes dans un camp de prisonniers ?

— Oui, un camp de prisonniers où le rire sert à la fois de serrure et de geôlier.

 

Inquiets, les deux amis saisirent la gourde de sève et se dépêchèrent d’avaler une gorgée d’antidote.

— Combien de temps tiendrons-nous ? s’enquit le chien bleu.

Peggy secoua l’outre de cuir.

— Cinq ou six jours, en nous rationnant, hasarda-t-elle. Il faudra trouver le moyen de remonter à la surface avant de succomber nous aussi au poison de la rigolade.

 

Les enfants sauteurs avaient fini par s’approcher. Ils ne marchaient pas, non, ils se déplaçaient par bonds successifs utilisant la souplesse du sol. On eût dit une horde de kangourous.

— Salut ! cria l’un d’eux en se tordant de rire, bienvenue dans l’œuf. Vous venez de tomber, c’est ça ? Préparez-vous à une sacrée partie de rigolade. On se marre bien ici !

À ces mots, ceux qui l’accompagnaient se tordirent comme si leur copain venait de lâcher une blague irrésistible. Certains hoquetaient, d’autres se tenaient les côtes ou pleuraient de rire.

— Nous on est là depuis des années, reprit le gosse, et on ne s’en lasse pas. Pour rien au monde on ne reviendrait à la surface. Le jour où la Dévoreuse nous a enlevés est le plus beau jour de notre vie. Ouais !

— Ouais ! firent ses copains en se tordant de plus belle.

« Ils sont là depuis des années et ils n’ont pas grandi, songea Peggy. Ça signifie que le gaz a arrêté leur croissance. La Dévoreuse les empêche de « pousser ». Elle ne veut pas être entourée d’adultes. »

— Je sais pourquoi ! fit la voix du chien bleu dans la tête de la jeune fille. Je viens de tout comprendre ! La Dévoreuse a beau être gigantesque, elle n’en est pas moins très jeune puisqu’elle n’est pas encore née ! Elle a beau avoir mille ans, ça ne représente pas grand-chose pour les animaux de son espèce. La bête des souterrains est une enfant, elle aussi ! Voilà pourquoi elle ne veut pas côtoyer d’adultes ! Elle cherche à s’entourer de compagnons de son âge. Elle ne s’entend bien qu’avec eux.

— Mais oui ! tu as raison ! s’enthousiasma Peggy. Personne n’y a jamais pensé. La Dévoreuse est une espèce de petite fille capricieuse qui s’ennuie dans le noir et pique des colères. Elle est égoïste et ne voit pas plus loin que le bout de son nez. Elle ne réfléchit pas aux conséquences de ses actes… et tant pis si ses caprices déclenchent des catastrophes.

 

— On fait des concours de cabrioles aériennes, expliqua le gamin hilare. On invente des figures insensées. Certains d’entre nous parviennent à rebondir à trois kilomètres de hauteur, c’est trop cool !

— Combien êtes-vous ? s’enquit Peggy Sue.

— On sait pas, avoua l’enfant. Beaucoup, beaucoup.

— Ça ne vous gêne pas de vivre dans l’obscurité ?

— Mais non, t’es bête ! Au bout de quelque temps les yeux se modifient et on se met à y voir parfaitement dans le noir, comme les chats. C’est cool.

« Encore un prodige du gaz, se dit l’adolescente. La Bête se débrouille pour adapter ses petits compagnons à leurs nouvelles conditions de vie. Elle est maligne ! »

 

Les gamins trépignaient, impatients de reprendre leurs jeux. Ils déposèrent les cocons luminescents aux pieds de Peggy.

— Cadeau ! annoncèrent-ils. Ça t’aidera en attendant que tes yeux se modifient. Faut pas avoir peur, la Bête est super sympa. Elle n’a jamais fait de mal à personne, elle aime bien qu’on chante pour elle. Alors on constitue des chorales et on va lui donner des récitals, ça la berce, ça lui permet de se rendormir pour un moment. Faudra vous intégrer à un groupe de chanteurs, nous on s’est spécialisés dans les chants de Noël, si ça vous dit.

— Comment te nommes-tu ?

— Zoltan… je suis le chef des kangourous jaunes, c’est le nom de notre bande. Tout le monde nous connaît, on a remporté le championnat de figures libres l’année dernière.

— Allez, on y va ! trépignèrent les garçons dans son dos. Y sont pas marrants ces deux nouveaux. Y rigolent pas. La Bête les aimera pas.

— C’est vrai, ça, renchérit Zoltan, faut vous décoincer, sinon vous n’apprécierez pas le séjour. Ce serait dommage. Dites-vous bien que vous êtes là pour… l’éternité !

Sur cette dernière blague, il bondit dans les airs suivi de ses amis qui hurlaient de rire.

— Quels affreux petits singes ! grommela le chien bleu.

— Grâce à lui nous en savons un peu plus sur ce qui se passe ici, fit Peggy Sue. Nous avons atterri dans un bagne. Le bagne des petits copains de la Dévoreuse. Si elle a le malheur de vous choisir, on cesse de grandir et on rit pour le restant de ses jours.

— Essayons de retrouver Sébastian, décida l’animal. Nous verrons ensuite ce qu’il convient de faire.

 

Peggy assujettit le sac sur son dos et prit l’un des cocons lumineux dans la main gauche. Le halo verdâtre ne permettait pas d’y voir bien loin ; elle put néanmoins se faire une idée du monde qui l’entourait. Le paysage était entièrement composé de caoutchouc. Collines et montagnes, tout paraissait modelé dans un latex bleu foncé. Il n’y avait pas de maisons ni même de cabanes. Les enfants dormaient sur le sol… et ils continuaient à rire dans leur sommeil, comme si des rêves hilarants les visitaient en permanence !

Çà et là, traversant le paysage, on discernait l’interminable tuyau d’un tentacule au repos. De temps à autre, les ventouses expulsaient des boules jaune vif, que les enfants s’empressaient de dévorer à belles dents.

— Voilà comment la bête les nourrit, observa Peggy.

— Ils ont l’air d’aimer ça, fit le chien bleu. Tu crois qu’on peut en manger ?

— Pour le moment, il serait préférable de se montrer prudents. Je suppose que cette nourriture est droguée, elle aussi.

 

Le chien bleu flairait l’air ambiant, à la recherche de Sébastian.

— Les ondes télépathiques passent mal, annonça-t-il. On dirait que la Bête s’amuse à les brouiller. Peut-être est-elle en mesure d’intercepter nos communications ?

Peggy leva la tête, scrutant vainement les ténèbres.

Elle savait que le monstre se tenait là, quelque part, aussi gros qu’une montagne, mais elle ne pouvait le voir. Cette proximité l’effrayait.

« Il nous observe, songea-t-elle. Sans doute s’amuse-t-il de notre maladresse. En tout cas, il n’est pas pressé de prendre contact. Pourquoi le ferait-il, d’ailleurs, puisque le temps joue en sa faveur. Il sait que notre réserve de sève antipoison va s’épuiser. À partir de là, plus rien ne nous protégera des sortilèges du gaz hilarant et nous deviendrons comme ces petits crétins qui jouent aux kangourous : des prisonniers volontaires. »

 

Les deux amis étaient forcés d’avancer à pas prudents car il y avait des dormeurs dans tous les coins ! Si l’on n’y prenait pas garde, on leur marchait sur le ventre.

Des chants s’entrecroisaient dans l’obscurité. Certains très beaux, d’autres maladroits. Les chorales répétaient avant d’aller se produire devant la Dévoreuse.

« C’est sympa », songea Peggy. Aussitôt, elle tressaillit, étonnée d’avoir eu cette pensée.

— Nous sommes peut-être moins bien immunisés contre le gaz euphorisant que nous ne l’imaginions, observa le chien bleu. J’avoue que, moi aussi, je commence à trouver cette ambiance plutôt amusante.

— Buvons une nouvelle gorgée de sève ! décida la jeune fille. Il ne faut surtout pas se laisser avoir ! C’est ce que désire la Dévoreuse : nous faire perdre tout sens critique.

 

*

 

Après avoir erré deux longues heures sur la plaine caoutchouteuse, ils réussirent à faire leur jonction avec Sébastian. Le garçon portait toujours son masque respiratoire, ce qui l’avait en partie protégé des émanations hilarantes vaporisées par la Bête. Il ne consentit à l’enlever que pour embrasser Peggy qui se jeta dans ses bras.

— Oh ! zut ! se lamenta le chien bleu, nous revoilà partis pour vingt minutes d’effusions amoureuses ! C’est à croire que ces deux-là ne se sont pas vus depuis un siècle ! Un peu de tenue, je vous prie, jeunes gens !

 

*

 

— Je ne me suis pas fait mal en tombant, expliqua Sébastian lorsque les trois amis essayèrent de faire le point. Rien de ce que transportait le ballon ne s’est cassé. Les bouteilles de béthanon, la bombe, tout s’est éparpillé en rebondissant sur la plaine de caoutchouc. Je crois même que l’enveloppe du Capitaine Fantôme est quelque part dans le coin. On pourrait récupérer l’ensemble, mais il faudrait explorer les environs. Ce n’est pas facile dans l’obscurité. C’est un drôle d’endroit. Tous ces gosses qui sautent en l’air en riant comme des dingues. J’avoue que ça commence à me taper sur les nerfs.

— As-tu aperçu la Bête ? demanda Peggy.

— Non, mais ses tentacules sont étalés sur la lande élastique. De temps en temps, ils se redressent pour faire un tour d’horizon. Il y a un œil au bout de chacun d’eux. La Dévoreuse les utilise comme des périscopes pour surveiller ce qui se passe autour d’elle.

— Où se cache-t-elle ? s’enquit le chien.

— Au centre de la plaine, dans une espèce de nid, expliqua le garçon. Les enfants kangourous m’ont raconté ça. Ils vont la voir pour lui chanter des berceuses. D’après eux, elle n’est pas méchante. Elle s’ennuie, elle veut de la compagnie. Elle ne se sent bien qu’avec les enfants. Je ne sais pas si c’est vrai. Peut-être est-ce seulement ce qu’elle s’applique à leur faire croire ? Elle les contrôle au moyen du gaz hilarant… et elle les empêche de grandir. Certains gosses sont là depuis dix ans et ne s’étonnent pas d’avoir toujours le même aspect. Ils ont perdu le contact avec la réalité.

— C’est un danger qui nous menace également… souligna Peggy Sue.

— Je sais, soupira Sébastian. J’ai fait l’expérience de respirer sans masque pendant deux heures. Au bout de trente minutes je trouvais le coin drôlement sympa, au bout de soixante je commençais à rigoler tout seul comme un crétin. Tout me semblait amusant : mes pieds, mes orteils. Mon gros orteil gauche, plus précisément, me faisait mourir de rire. Je ne sais pas pourquoi. Il me semble que j’aurais pu rester deux ans à le contempler en me bidonnant. C’était une expérience assez effrayante.

— Inutile de nous raconter des histoires, déclara la jeune fille, nous ne resterons pas intelligents très longtemps. Il faut d’ores et déjà organiser notre fuite. Retrouvons l’enveloppe du ballon et essayons de la réparer. Les bouteilles de béthanon nous permettront de nous envoler vers la surface.

— Et la bombe ? s’inquiéta Sébastian.

— Je ne suis pas d’avis de l’amorcer, annonça Peggy. Massalia nous avait assuré que la Bête était un monstre sanguinaire, ça n’a pas l’air d’être vrai. Pendant que tu rassembleras les débris du ballon, je vais tenter d’en apprendre un peu plus sur cet animal pas comme les autres.

— Ça me va ! lança le garçon, maintenant que nous sommes réunis, les affaires vont reprendre !

 

*

 

D’avoir retrouvé Sébastian, Peggy Sue se sentait plus optimiste (à tort, sans doute !). Accompagnée du chien bleu, elle s’élança à la découverte de la plaine caoutchouteuse.

« Après tout, se disait-elle, c’est mieux que de s’ennuyer au collège à écouter radoter des profs ronchons. J’ai une sacrée chance de pouvoir mener une telle existence à mon âge pendant que les autres filles sont obligées d’apprendre par cœur des leçons qu’elles auront oubliées trois jours après. Ne nous plaignons pas ; beaucoup voudraient être à ma place, même si pour cela il leur fallait explorer l’intérieur d’un œuf habité par une bête gigantesque ! »

En fait, elle essayait de se donner du courage car elle éprouvait une grande appréhension à l’idée de se trouver soudain nez à nez avec la fameuse bête des souterrains.

— Nous sommes peut-être en train de nous égarer, soupira-t-elle en levant la bulle lumineuse au-dessus de sa tête. Je n’ai aucune idée de l’endroit où nous nous trouvons.

— Il n’y a qu’à suivre les tentacules, suggéra le chien, en partant de la pointe on a de grandes chances de dénicher la bestiole.

— Tu me parais bizarrement guilleret, remarqua Peggy d’un ton soupçonneux. N’aurais-tu pas respiré un peu trop de gaz ?

— Aucune idée, gloussa son compagnon à quatre pattes. Je me sens super cool.

— Hum, grommela la jeune fille, ça ne me rassure pas beaucoup.

Elle s’interrogea pour savoir s’il serait plus prudent d’avaler une nouvelle gorgée de sève ; hélas, à ce train-là, la gourde serait vide dans peu de temps. Mieux valait attendre.

— Hé ! Toi ! La fille au chien ! criaient les enfants sauteurs en rebondissant autour d’elle, viens t’amuser avec nous. On se marre bien !

Peggy sursautait chaque fois qu’ils se matérialisaient devant elle. Elle avait à peine le temps de les apercevoir qu’ils étaient déjà repartis dans les airs, comme propulsés par des ressorts invisibles.

« Comment font-ils pour ne pas vomir ? » se demanda-t-elle.

Elle avait envie de leur crier : « Mais réveillez-vous enfin ! Vous êtes prisonniers ici ! Vous croyez vous amuser alors qu’en réalité vous êtes victimes des illusions que la Bête a installées dans votre esprit. Rien n’est drôle. Vos blagues sont idiotes, et la Dévoreuse est un monstre qui vous tient sous sa domination. »

 

Tout à coup, quelque chose se dressa dans la nuit, lui barrant le chemin. D’abord elle eut l’illusion qu’un énorme cobra se tenait devant elle, la coiffe gonflée par la colère. À la lueur de la boule luminescente, Peggy distinguait mal les contours des objets. Elle comprit enfin qu’un tentacule s’était mis en travers de sa route comme pour lui signifier de ne pas faire un pas de plus.

— Oh-oh, chuchota le chien bleu. Serait-ce le début des hostilités ?

Peggy s’immobilisa. À trois mètres de l’endroit où elle se tenait, le bout préhensile du tentacule palpitait.

— Celui-ci ne possède ni griffes ni dents, remarqua le chien. Mais je vois ses yeux… On dirait un serpent.

— Sans doute existe-t-il différentes sortes de pattes ? supposa Peggy. Chacune correspond à un usage déterminé.

Elle se tut car elle n’aimait pas le son chevrotant de sa voix. « Je suis morte de trouille ! » s’avoua-t-elle.

 

À présent, le tentacule se convulsait de façon bizarre.

— Il se déforme, constata le chien bleu. Nom d’une saucisse atomique ! On dirait qu’il… qu’il essaye de modeler quelque chose… une sorte de bonhomme.

— Mais oui, c’est ça ! haleta l’adolescente. Regarde : la peau a changé de couleur… elle est rose, et puis une tête est en train d’apparaître.

— C’est du mimétisme[29] ou je ne m’y connais pas ! s’extasia le petit animal.

Peggy Sue fronça les sourcils. Il lui semblait reconnaître le visage qui se formait devant elle.

— J’ai déjà vu cette figure quelque part… marmonna-t-elle.

— Bien sûr ! s’exclama le chien. C’est la tienne ! La bête est en train de modeler une poupée à ton image !

Peggy laissa échapper un cri de surprise. Mais oui ! L’extrémité du tentacule s’était peu à peu métamorphosée en une réplique parfaite d’elle-même. La Dévoreuse avait poussé le sens du détail jusqu’à activer certains pigments cachés sous sa peau pour reproduire la couleur des cheveux ou des veux de Peggy Sue. Cela donnait une statue vivante… ou plutôt une marionnette, qui bougeait les bras et souriait avec une grâce un peu molle.

— Hé ! s’inquiéta l’adolescente, qu’est-ce que ça signifie ?

— Ça signifie que je maîtrise enfin l’art du modelage vivant, fit une voix énorme dans la tête de Peggy.

L’émission télépathique était si forte que la jeune fille crut que le sang allait lui jaillir par le nez et les oreilles. Le chien bleu poussa un couinement douloureux et se cacha le museau sous la patte.

— Qui… qui parle ? balbutia Peggy Sue en portant la main à son front afin de s’assurer qu’il n’avait pas éclaté.

— Moi… dit la voix énorme. Celle que vous surnommez la Dévoreuse. Il y a longtemps que j’attendais ce moment.

— Bon sang ! hurla la jeune fille, réduis le volume ou bien mon crâne va exploser.

— Pardon, déclara poliment la créature, mais je suis si grosse que ma voix est proportionnelle à ma masse. J’ai encore du mal à doser sa force. Au début, lors de mes premiers essais de communication, les ondes que j’émettais étaient si puissantes qu’elles faisaient bouillir le cerveau des gosses auxquels je m’adressais.

— Quoi ? hoqueta Peggy, horrifiée.

— Excuse-moi, reprit la Chose, je suis très excitée. Inutile de ruser, je préfère te dire tout de suite la vérité. Pourquoi continuer à te cacher des choses puisque, de toute manière, tu ne sortiras plus jamais d’ici ? J’ai enlevé tous ces enfants pour les étudier à ma guise. Au cours des années passées, je me suis entraînée à contrefaire leurs voix et leur apparence. J’ai commis beaucoup d’erreurs, mais c’est pardonnable, votre anatomie est si différente de la mienne !

— Quoi, quoi ? protesta l’adolescente, mais je croyais que tu kidnappais les gosses pour qu’ils te tiennent compagnie.

— Ça, ricana la Bête, c’est ce que je leur raconte. Le gaz euphorisant que j’émets à leur intention les rend crédules. Pourvu qu’ils continuent à s’amuser, le reste les indiffère. Ce sont de jeunes crétins. Irrécupérables. Ils respirent des vapeurs hilarantes depuis tant d’années qu’ils ne pourront jamais redevenir normaux. Ils passeront le reste de leur existence à rire et à sauter sur place.

Peggy Sue lutta contre la migraine qui lui sciait la tête. Le ton employé par la bête des souterrains lui faisait froid dans le dos.

— Par tous les dieux du cosmos, balbutia-t-elle, Massalia avait raison, tu es mauvaise.

— Massalia est un vieil imbécile, décréta la Bête. Il m’imagine sous les traits d’un gros monstre stupide incapable d’aligner deux idées cohérentes. Je suis bien plus intelligente que le plus intelligent des savants terriens. Ma race existait déjà des milliers d’années avant que l’homme n’apparaisse. Je suis la dernière représentante de mon espèce, et ma mission consiste à m’emparer du cosmos tout entier.

— Mais ces enfants, bredouilla Peggy, pourquoi les avoir enlevés si ce n’est pas pour les dévorer ? À quoi te servent-ils ?

— Je les étudie, ce sont des modèles. Je les observe pour savoir comment ils bougent, comment ils parlent. J’engrange ces données. Il m’a fallu longtemps pour les assimiler et parvenir à fabriquer quelque chose de convaincant.

— À fabriquer quoi ?

— Des doubles… des sosies… Regarde celui que je viens de modeler en t’observant. Il est parfait, non ? Je suis devenue experte dans l’art du modelage. Il n’en a pas toujours été ainsi. Longtemps j’ai produit des gnomes repoussants, d’affreux lutins qui n’entretenaient aucune ressemblance avec leurs modèles. Il m’a fallu apprendre. Recommencer, et recommencer, et recommencer encore… Voilà pourquoi il me fallait tant de modèles, vous êtes si différents les uns des autres ! Impossible de s’en tenir à un ou deux sosies que j’aurais reproduits à la chaîne, non, il m’en fallait des dizaines.

— Mais dans quel but ? s’impatienta Peggy. De quoi parles-tu ?

— De mon armée d’invasion, répondit la bête gigantesque d’un ton doucereux. De mes soldats. Aujourd’hui j’ai presque atteint mon but : fabriquer des sosies des enfants que j’ai enlevés. Des sosies modelés à partir de ma propre chair. Des doubles qui sont en réalité des morceaux de moi-même. J’ai utilisé le bout de mes tentacules pour pétrir ces poupées, ces imitations parfaites. Dans quelques jours, je vais expédier ces marionnettes à la surface. Elles émergeront des crevasses, et tout le monde criera au miracle. Les parents tomberont à genoux devant leurs enfants retrouvés. Ils les accueilleront en sanglotant et leur ouvriront les bras. Aucun d’eux ne se doutera que ces gosses sont en réalité des répliques de leurs enfants. Leurs vrais fils, leurs vraies filles resteront ici, en bas, à rire et à sauter sur place jusqu’à la fin des temps. D’ailleurs, dans l’état où ils sont, ils ne reconnaîtraient plus leurs parents ! J’ai vidé leurs cerveaux, j’ai pillé leurs souvenirs. Ce ne sont plus que des kangourous humains aussi intelligents qu’une part de tarte aux pommes.

— C’est un plan idiot, ricana Peggy Sue. Les gens se méfieront. Tous ces gosses qui remontent par miracle, ça paraîtra suspect.

— Pas du tout, fit la créature, puisque ce sera toi qui les auras sauvés.

— Moi ?

— Oui, toi, ton chien et ton petit ami… ou plus exactement les sosies que je vais modeler à partir de votre apparence. Ce tour de force n’étonnera personne puisque vous êtes des héros, n’est-ce pas ? Tout le monde s’attend que vous réussissiez là où tant d’autres ont échoué. Quand vous remonterez du fond de l’œuf avec vos petits prisonniers, on vous saluera comme des demi-dieux ! On vous élèvera des statues ! On tournera des films pour célébrer votre triomphe. Voilà pourquoi j’avais tant besoin de vous. Il me fallait des super-héros en qui tout le monde a confiance. En allant vous chercher sur la Terre, Massalia m’a rendu, à son insu, un immense service. Votre présence sur Kandarta rendait mon plan enfin possible ! Voilà pourquoi je n’ai jamais réellement cherché à vous nuire. Si j’avais voulu vous tuer, j’aurais pu le faire à la seconde même où vous avez pris pied sur l’œuf. Comme vous auriez pu trouver bizarre que je ne m’intéresse pas à vous, je vous ai juste un peu secoués, de temps en temps, pour ajouter à la vraisemblance. Rien de très méchant. Quelques illusions dans la cour de la prison… Ranuck avait ordre de vous livrer à moi, de gré ou de force. Hélas, cet imbécile a doublement échoué.

— Ne compte pas sur nous pour t’aider ! hurla Peggy au comble de la colère.

— Petite idiote ! ricana la Dévoreuse, je me passerai de ta permission. Je vais vous étudier, toi et tes amis, et dès que je serai satisfaite des sosies que j’aurai modelés, je déclencherai la phase finale de mon plan d’invasion. Je ramènerai mes fidèles soldats à la surface en utilisant le ballon à l’aide duquel vous vous êtes faufilés à l’intérieur de la coquille. Massalia n’y verra que du feu. Il croira avoir affaire à la vraie Peggy Sue, d’autant plus que celle-ci lui assurera que la Dévoreuse est bien morte, tuée par la bombe, et que Kandarta n’a plus rien à craindre.

— Mais quel est le but de cette machination ? murmura la jeune fille, anéantie.

— Tu n’as pas encore compris ? Chacun de ces sosies est un morceau de moi. Chacun de ces fragments est un autre moi ! Mes « enfants » se débrouilleront pour convaincre leurs parents de quitter Kandarta et d’émigrer sur d’autres planètes du système solaire. Partout où ils iront, j’irai. Ces sosies sont des graines. Une fois sur place, ils se cacheront au fond d’une caverne bien profonde et s’endormiront d’un sommeil millénaire. Alors… au fil des siècles, ils se transformeront en une bête gigantesque, comme moi-même je l’ai fait ici. Et la planète deviendra leur œuf ! C’est ainsi que nous nous reproduisons, par scissiparité[30]. Nous nous cachons dans un terrier, une caverne, en attendant de devenir adulte. Je n’ai jamais su comment j’étais arrivée ici, au cœur de cette planète creuse, mais je m’y suis lentement développée, tel un poussin. Ma mission est d’offrir à ma race le maximum de chances de survie. J’étais la dernière, l’unique, grâce à mon stratagème, mon peuple renaîtra ! Quand nous serons assez nombreux pour former une armée, nous ferons éclater nos coquilles, tous en même temps, et nous partirons à la conquête de l’Univers, en passant d’une dimension dans une autre. Rien ne pourra plus nous arrêter.

 

Peggy Sue aurait donné n’importe quoi pour un cachet d’aspirine tant elle avait mal à la tête.

— Quand tu auras modelé nos sosies, tu nous tueras, bien sûr ? murmura-t-elle.

— Pourquoi me donnerais-je cette peine ? ricana la Bête. Vous allez bientôt manquer de contrepoison. Quand votre gourde de sève sera vide, le gaz euphorisant vous effacera le cerveau, et vous oublierez ce que je viens de dire. Toi et tes amis n’aurez plus que deux préoccupations : rire et sauter comme des kangourous ! Vous vous ficherez bien, alors, de ce qui se passera hors de la coquille. (La Dévoreuse fit une pause avant de conclure :) Je vais me taire, maintenant, car mes émissions télépathiques pourraient détruire ta précieuse petite cervelle, et je ne veux pas que cela se produise avant que j’aie pu en extraire les souvenirs dont je nourrirai ma marionnette. Profite bien de tes derniers jours de lucidité, Peggy-Chou.

 

Le silence se fit dans l’esprit de Peggy et du chien bleu, mais les deux amis restèrent pantelants, au bord de la nausée. La tête leur tournait.

 

Un nouveau tentacule s’était dressé. Après avoir « bouillonné », il entreprit de façonner une effigie du chien bleu. Le modelage prit très vite forme, comme sous les doigts d’un sculpteur invisible.

— Hé ! protesta le petit animal, c’est moi, ça !

La Bête travaillait avec une extrême habileté. Elle était capable d’imiter à merveille cheveux et pelage. Le rendu des couleurs et des textures était excellent.

— C’est terrible, haleta Peggy. Si ces deux marionnettes se rendent sur la Terre à notre place, personne ne se rendra compte de la supercherie !

— Granny Katy ne s’y laissera pas prendre ! objecta le chien bleu.

— J’en suis moins sûre que toi, surtout si ces pantins nous dérobent nos souvenirs.

 

L’adolescente se sentait dépassée par la situation. Elle n’avait jamais pensé que les choses prendraient cette tournure. À force d’écouter Massalia, elle avait fini par se persuader que la bête des souterrains n’était qu’un gros dragon ronchon dont la cervelle avait la taille d’un petit pois et l’intelligence d’une valise en carton. La vérité était bien différente !

 

Les tentacules avaient terminé leur travail de modelage. Les deux sosies avaient exactement l’apparence de leurs modèles, les vêtements et la cravate en moins. Se retournant, ils entreprirent, en se servant de leurs ongles et leurs dents, de sectionner le lien de peau qui les rattachait encore à la Bête.

— On dirait des bébés coupant eux-mêmes le cordon ombilical qui les relie à leur mère, murmura Peggy. Ils sont en train de se rendre autonomes. À présent ils vont pouvoir marcher librement, aller où bon leur semble, mais l’esprit de la Dévoreuse sera toujours en eux. En fait, ils constituent une extension de la Bête. C’est un peu comme si mon bras pouvait se détacher de mon corps et partir en exploration à travers le monde.

— Dément ! souffla le chien. Cette bestiole me ressemble comme un frère jumeau. J’ai l’impression de me contempler dans un miroir. Ça fait tout drôle.

Peggy Sue éprouvait une gêne identique car son double s’était approché d’elle pour la regarder sous le nez. La « fille » lui ressemblait trait pour trait.

— Si elle n’était pas toute nue, je n’arriverais pas à faire la différence entre elle et toi ! grommela le chien bleu.

— Moi si, lança Peggy. Elle a quelque chose de méchant dans le regard. Une panthère doit avoir ces yeux-là quand elle renifle sa proie.

 

Les deux amis reculèrent, mais les « marionnettes » leur emboîtèrent le pas. Furieuse, Peggy tourna le dos à son double et partit à la recherche de Sébastian. Le chien bleu l’imita… et son sosie également.

— On ne va plus pouvoir faire un pas sans les avoir sur le dos ! lança Peggy. Ils vont nous observer nuit et jour pour étudier nos attitudes, notre façon de parler. Ils sont en train d’apprendre leur rôle.

Pendant qu’ils marchaient sur la plaine, le double de Peggy s’arrêta brièvement pour dépouiller de ses vêtements un enfant qui riait dans son sommeil. Pour l’instant, les marionnettes ne semblaient pas capables de parler, mais cela ne durerait sans doute pas !

 

Ils trouvèrent Sébastian en train de transporter des bouteilles de béthanon. Le garçon avait commencé à rassembler les débris du Capitaine Fantôme. Contrairement à ce que prévoyait Peggy, il ne fut pas surpris en découvrant les doubles.

— Hé ! Trop cool ! s’exclama-t-il, comme ça, quand je serai fâché avec toi, je sortirai avec ta sœur jumelle !

— Tu n’es pas dans ton état normal, remarqua Peggy Sue. Ton masque ne filtre plus correctement le gaz hilarant.

— Mais non ! protesta le garçon. Je me sens super bien, c’est toi qui n’as pas le sens de l’humour. Elle est cool ta sœur ! Maintenant vous serez deux pour me dorloter. Je sens que ça va bien me plaire !

— Tu n’as pas écouté mes explications ! s’impatienta Peggy. Ce qui se passe n’a rien de drôle. La Dévoreuse va envoyer ces pantins sur la Terre, à notre place. Nous, nous resterons ici, pour toujours, dans la prison du rire.

— Il est intoxiqué, constata le chien bleu. Tu parles en pure perte. La pastille de son respirateur doit être saturée… ou bien le masque est fissuré et laisse passer le gaz.

— On devrait lui donner de la sève.

— Non, il en reste à peine pour nous deux. On ne peut pas la gâcher.

 

*

 

Dès lors, il devint impossible de faire un geste sans que les sosies s’appliquent aussitôt à l’imiter ! Si Peggy s’asseyait en tailleur, la marionnette Peggy s’asseyait, si le chien bleu se grattait, la marionnette chien se grattait.

— Ouaf ! C’est tordant ! s’esclaffa Sébastian en se tenant les côtes comme s’il n’avait jamais rien vu d’aussi drôle de toute sa vie.

 

Peggy Sue lui prêta main-forte pour rassembler les débris du dirigeable. Caisses et bonbonnes étaient éparpillées sur plusieurs centaines de mètres. L’enveloppe du ballon, déchirée par l’explosion, n’était pas en trop mauvais état puisqu’elle ne comportait qu’un seul gros trou.

— Il y a des rustines dans la trousse à outils, fit le chien bleu. De très grosses rustines. On les collera les unes à côté des autres pour obturer la déchirure.

— La bombe se trouve dans les caisses marquées d’une tête de mort, chuchota la jeune fille. Pour qu’elle fonctionne il faut d’abord l’assembler comme un jeu de construction. J’espère que le mode d’emploi est compréhensible, nous pourrions en avoir besoin.

— Si nous étions de vrais héros nous la ferions sauter sans attendre, lança le chien bleu. Nous accepterions de nous sacrifier pour empêcher la Dévoreuse d’envahir l’Univers.

— C’est vrai, soupira Peggy Sue, mais nous ne sommes pas des héros de bande dessinée. Nous avons envie de vivre.

 

Peggy chargeait une bonbonne de béthanon sur son épaule quand un curieux monstre sortit de derrière un rocher caoutchouteux. Il avait l’aspect d’un enfant mais son anatomie semblait construite en dépit du bon sens. Ainsi, il avait la bouche à la place de l’œil gauche, et vice versa. Ses oreilles se dressaient sur ses épaules et ses bras touchaient le sol comme ceux d’un gorille.

— Hé ! Ne te sauve pas, dit-il à Peggy Sue d’une voix emplie de tristesse, je ne suis pas méchant. Je suis une marionnette ratée. L’une des premières que la Dévoreuse a modelées. À l’époque elle n’était pas très habile. Tu vois le résultat.

— Oh ! fit la jeune fille, excuse-moi, j’ai été surprise. Comment t’appelles-tu ?

— J’étais censé être la copie d’un garçon de dix ans nommé Alzir, mais en réalité je ne suis personne. Je n’ai pas de nom. La Bête s’est séparée de moi, et depuis j’erre sur la plaine. Nous sommes nombreux dans ce cas. Le gaz hilarant n’a aucun effet sur nous, si bien que nous n’avons même pas la consolation de rire comme des abrutis.

— Tu n’entretiens plus aucun contact avec la Bête ?

— Non, elle s’est désintéressée de nous dès qu’elle a vu que nous étions ratés. Elle nous ignore. Elle ne peut pas nous détruire parce que nous sommes des morceaux de son corps, mais elle nous a rayés de sa mémoire. Elle ne nous parle jamais.

Alzir s’assit sur une caisse. Il examina la marionnette Peggy et la marionnette chien, puis hocha la tête.

— Y’a pas à dire, ricana-t-il, la Dévoreuse a fait de sacrés progrès ! Mes copains et moi on ne risquait pas de nous prendre pour des Terriens, ça c’est sûr !

— Es-tu toujours forcé d’obéir à la Bête ? s’enquit l’adolescente.

— Non, fit Alzir en haussant les oreilles collées à ses épaules. Le contact est rompu. Nous sommes libres d’aller à notre guise, le drame c’est que nous ne pouvons aller nulle part. Et puis nos corps sont si affreux que nous éprouvons même des difficultés à nous regarder les uns les autres quand nous sommes entre nous !

— Combien êtes-vous ?

— Au moins trois cents… peut-être davantage. Dans les premiers temps la Bête ne maîtrisait pas les techniques de modelage. Nos organismes restent instables, nos organes se promènent. Parfois mes yeux changent de place, je n’y peux rien. Ou mes doigts se mettent à rétrécir. Quand ils deviennent trop petits je ne peux plus rien attraper. Nous nous regroupons. Quand on est deux ou trois c’est plus facile de s’entraider. Nos handicaps se complètent.

— Tu connais les projets de la Bête ?

— Oui, mais ça ne représente pas grand-chose pour nous, les ratés. Nous n’avons aucune idée de ce qui existe hors de l’œuf. Le monde du dehors est un grand mystère. C’est normal puisque nous avons toujours vécu ici. Depuis que la Bête s’est séparée de nous, ses pensées nous sont étrangères. Je ne me sens plus forcé de partager ses idées ou de lui obéir. Parfois, j’ai envie de grimper à la surface pour voir comment c’est… mais je pense que les gens de Kandarta n’apprécieraient pas ma physionomie, alors je reste ici, dans le noir, à écouter rire les enfants kangourous.

 

La Bête des souterrains
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